Chapitre 10: Le CICR: une architecture de l'urgence

 

Il peut paraître étrange que les bâtiments du Comité international de la Croix-Rouge fassent un chapitre de l’histoire de l’architecture du quartier international de Genève : ils disent l’absence d’architecture. Cette absence révèle pourtant le CICR dans sa signification morale: la plus grande organisation humanitaire du monde ne saurait exister que dans des logements modestes, voire provisoires, puisque son œuvre est inscrite dans l’idéal d’un monde sans guerre. Les organisations dites techniques présentes à Genève - santé, météorologie, télécommunications, etc. - ont vocation à se développer. Leurs immeubles représentent leur projet, positif et pérenne. Tandis que le projet de soulagement de la souffrance par le respect des règles vise la fin de la souffrance. Son but ultime est un monde sans lui. Et ce n’est pas parce que les maux s’accroissent, demandant toujours plus de bureaux, qu’il faut abandonner l’espoir de les voir un jour reculer, voire tarir. Le CICR ne saurait donc vouloir pour lui un monument architectural. L’ancien hôtel désaffecté reçu de l’Etat de Genève en 1946, ce «Carlton» dont il a fait son en-tête reconnue dans le monde entier, symbolise la réussite d’une abstention d’architecture. La plupart des décisions d’agrandissement prises au fur et à mesure ont été des adaptations au va-et-vient des besoins. C’est l’état changeant du monde et des services demandés qui ont donné sa forme au campus hétéroclite où le Comité international de la Croix-Rouge dirige ses activités. 

La Première Guerre mondiale avait donné tout son sens à l’œuvre du CICR, qui a été pour beaucoup dans le choix de Genève comme siège de la Société des Nations (1). La Seconde Guerre le confirmait en plein: 3500 bénévoles occupés à l’Agence centrale des  prisonniers de guerre (7 millions), 175 délégués visitant les camps d’internés civils, plus de 30 millions de colis envoyés, etc. Mais la paix revenue, à quoi allait servir une institution si liée à la guerre? Si les Etats s’organisaient pour empêcher les catastrophes humaines, le CICR n’était-il pas voué à la disparition?

 

Chapter 10

Le vieil édifice néoclassique construit en 1876 
© Archives CICR

 

La question s’est posée. Un rôle majeur toutefois lui restait: gardien des Conventions de Genève, créateur et propagateur du droit humanitaire. C’est à ce titre que Genève l’a installé au Carlton, en lui octroyant un droit de superficie de 99 ans sur la parcelle de 29 000 m2 attenante. L’édifice néoclassique construit en 1876 par Charles Boissonnas était vide. Sa localisation au-dessus du Palais des Nations était avantageuse. Et l’hôtel Métropole qui avait servi de poste de commandement du CICR pendant les années de guerre était destiné à retrouver sa fonction d’origine.

Le vieux bâtiment un peu fané de la colline de Pregny était bien assez grand pour loger les trois centaines d’employés qui restaient de la période de guerre, avec une moyenne d’âge avoisinant les 70 ans. L’effectif allait même tomber à 159 en 1967. Pendant près de vingt ans, le CICR a rétréci et vieilli, occupé principalement au renouvellement du droit et aux services de l’Agence centrale des prisonniers de guerre.

Mais dès 1963, année de son centenaire, de nouvelles conflictualités, régionales celles-ci, ont sollicité ses interventions, plus ou moins lourdes : Yémen, Vietnam, Israël/Pays arabes, Nigéria, Biafra, Bengladesh, Angola, Liban, Cambodge, Vietnam, Iran/Irak et plus récemment ex-Yougoslavie. Les guerres n’ont plus cessé. Au fur et à mesure, le CICR a embauché: il y avait déjà 386 personnes à plein temps au siège en 1980, 664 en 1990, il y en a 1000 aujourd’hui et 15 000  dans le monde. La direction, l’administration, la logistique, la formation et les archives se sont emparés du moindre espace disponible dans des bâtiments spartiates élevés au fur et à mesure et dans l’urgence sur la parcelle de Pregny ou loués ailleurs. Le succès du CICR a été à la mesure du pitoyable insuccès de la paix.

Successivement : construction, en 1978 d’une annexe provisoire, démolie en 1992. En 1984, un bâtiment de bureaux de sept niveaux pour l’administration et les archives de l’Agence centrale de recherches. En 1985, une sorte de chalet, pour des bureaux, et quelques modules préfabriqués pour les actions spéciales. En 1987, un nouvel immeuble de bureaux. En 1992, un bâtiment technique. En 1995, encore un bâtiment de bureaux. Et en 2005, un autre, le dernier, emmêlé dans le bâtiment technique rehaussé. En 2009, une rotonde accolée au bâtiment des archives est venue donner du lustre à l’accueil des visiteurs, en face de l’entrée noble du Carlton réservée aux visiteurs de haut rang.

 

Chapter 10

Un archipel de construction réunifié par l’œil du paysagiste
© Dgbp David Gagnebin-de Bons & Benoît Pointet / group8

 

L’ensemble, économe, ordonné après coup par la main d’un architecte paysagiste du Group8, témoigne de l’austérité paisible dans laquelle se plaît une organisation issue de la culture calviniste genevoise. Les différents architectes qui ont répondu aux demandes, Honegger Muller, Anderegg-Rinaldi, Mario Borges, choisis sur concours par le CICR avec l’appui des organes payeurs, fédéraux ou cantonaux, ont respecté son esprit de mission. Ils ont bâti avec l’intelligence du lieu et l’humilité du but. Borgès, l’auteur de bâtiment des archives et de l’Agence, raconte tout de même sa déception au refus de la moquette, «luxe malséant en période de pénurie», comme il s’est entendu dire. Son commentaire sur les travaux finis laisse transparaître les frustrations d’un architecte confronté à l’âpre puritanisme de ses interlocuteurs (2).

Un tournant, cependant, a été pris ces dernières années. L’horizon vague et lointain d’une possible mise en chômage du CICR du fait des progrès de la paix a fait place à une conviction contraire: au vu de l’état du monde, il est là pour durer et doit s’organiser en conséquence. S’il renforce sa présence dans les zones en conflits et délocalise certains services dans les pays où les compétences existent à moindre coût, il conçoit son siège genevois comme le centre stratégique et politique d’une action inévitablement de très long terme.

Les conditions elles-mêmes de cette action ont changé. Le CICR est certes l’une des plus importantes organisations humanitaire mais elle n’est plus la seule et de loin. Une concurrence s’est installée entre toutes celles qui offrent leur soutien aux victimes des catastrophes humaines. Les donateurs ont le choix. La générosité est aussi un marché. La visibilité est donc un atout et la légendaire discrétion du CICR un risque. La génération aux commandes à Genève en a pris conscience. Elle s’inscrit toujours plus avant dans la culture de la communication et endosse sa participation à la course. Elle ose des bâtiments représentatifs.

 

Chapter 10

La halle logistique, une façon de tente, comme pour les réfugiés 
© Régis Golay / federal-studio.com / Group8

 

Chapter 10

L’intérieur de la halle
© Régis Golay / federal-studio.com / group8

 

La halle logistique inaugurée en 2011 dans la zone industrielle de Meyrin-Satigny résulte ainsi d’un geste architectural entièrement assumé. Des formes brisées sur la base d’un carré – la neutralité - et des matériaux inusités, comme la toile blanche recouvrant les parois - un rappel des tentes de réfugiés -, en font un objet remarquable dans le paysage industriel environnant. Imaginé et construit par le Group8, lauréat du concours lancé par le CICR, l’ouvrage signale que de l’aéroport de Genève tout proche partent chaque jour les médicaments et les équipements destinés aux victimes de la guerre ou des catastrophes partout dans le monde. L’Etat de Genève et la Confédération se sont associés pour faire naître cette enseigne humanitaire, le canton par la mise à disposition du terrain et Berne par un prêt gratuit de 26 millions sur 50 ans voté par les Chambres et administré par la FIPOI, membre actif du comité de construction. Le CICR étant une pièce majeure de la plateforme internationale, Genève et la Suisse s’accordent sur l’idée qu’il faut la montrer.

 

Chapter 10

Le musée, toute une affaire!
© Alain Germond-Neuchâtel/CH / MICR

 

Le musée participe grandement à la diffusion de l’image de la Croix-Rouge mais, encore une fois, sans ostentation. Des 80 projets d’architecture soumis au concours lancé pour sa construction en 1979, les fondateurs, Laurent Marti en tête, n’ont pas choisi le premier prix mais le sixième, celui qu’ils jugeaient le moins théâtral: un musée enterré sous la colline du Carlton. L’affaire a provoqué un petit scandale dans la profession des architectes. Tout en respectant le droit du commanditaire de décider selon sa préférence, ceux-ci regrettaient qu’après le succès de la présentation publique des 80 projets et les attentes suscitées, on eût opté pour l’invisibilité: «L’enterrement du musée de la Croix-Rouge, c’est un peu l’enterrement du concours et de tous les efforts pour sortir l’architecture de la dissimulation », écrivit l’architecte et urbaniste Richard Quincerot (3).

Les lauréats du sixième prix, Pierre Zoelly et Georges-Jacques Haefli, étaient connus pour avoir construit en 1972-1974 le musée de l’horlogerie à La-Chaux-de-Fonds, revendiqué par eux comme le «premier exercice intégral en Europe d’architecture troglodyte contemporaine». L’exemple a plu. Sous terre, le musée ne ferait pas de concurrence visuelle au Carlton et il symboliserait l’effort volontaire et constant du CICR d’oeuvrer dans la profondeur et la discrétion.

Zoelly a travaillé à profusion dans le symbole : l’arrivée dans l’atrium par une tranchée (les tranchées de la 1ère Guerre mondiale) ; le béton brut (la réalité mise à nu), cadeau de Mikhaïl Gorbatchev, livré par camions depuis l’URSS ; les emblèmes de la Croix-Rouge et du Croissant-Rouge ne recouvrant que partiellement l’atrium car une protection totale est impossible, etc.

 

Chapter 10

A l’intérieur de l’Humanitarium
© Walter Mair / group8

 

Inauguré en octobre 1988, le musée, financé à hauteur de 30 millions par des donateurs privés, a trouvé son public. La fondation indépendante du CICR qui le gère dès l’origine en a souhaité la modernisation et l’agrandissement pour le vingt-cinquième anniversaire. Un projet conjoint du CICR et du musée, répondant aux besoins des deux institutions, a vu le jour. Après concours, c’est le talentueux Group8 qui a été retenu pour les travaux. Il n’a rien touché au principe de base, l’enterrement, se contentant de creuser davantage sous la colline pour ajouter sur trois niveaux une salle de conférence pour le CICR, dite Humanitarium, un étage pour des bureaux du musée et un autre, en profondeur, pour la nouvelle salle d’exposition. Au béton, matière minérale des espaces historiques, il a juxtaposé dans la partie nouvelle la matière végétale, chaude et réconfortante du bois. Les deux étages de l’Humanitarium et des bureaux sont ouverts sur le flanc de la colline par un vitrage à peine visible de l’extérieur mais qui, de l’intérieur, ménage une vue intégrale sur le Mont-Blanc.

 

Chapter 10

La cafeteria
© Régis Golay / federal-studio.com / groupe8

 

Le Group8 est encore l’auteur de la cafétéria de 300 couverts, construite au-dessus du musée pour les besoins communs des visiteurs et du personnel du CICR. Un espace courbe, léger, transparent, terrasse lancée avec élégance entre ciel et lac où se consoler des noirceurs des catacombes de la souffrance. Un cèdre s’en échappe, l’arbre de la vie quand la mort rôde alentour. L’architecture est un art à condition d’être un langage, expliquait déjà Hegel.

 

Chapter 10

De la rondeur dans un monde violent
© Walter Mair / group8

 

(1) Joelle Kuntz, Genève, histoire d’une vocation internationale, Zoé, 2010, p. 46-47
(2) Werk, Bauen+Wohnen, n°12, 1985, p.8
(3) Werk, Bauen+Wohnen, n°3, 1981, p.56-59

 

Page navigator